Avec «Belle» Mamoru Hosoda transpose avec virtuosité «La Belle et la Bête» à l’ère des réseaux sociaux

par
Stanislas Ide
Temps de lecture 5 min.

De film en film, le cinéaste d’animation japonaise Mamoru Hosoda (‘Summer Wars’, ‘Miraï’) confirme sa vision singulière du monde, marquée par sa capacité à rendre les nouvelles technologies visuellement compréhensibles. Avec ‘Belle’, il nous plonge à l’intérieur d’un réseau social ultradéveloppé pour aborder des questions actuelles comme la ‘cancel culture’… mais sans tomber dans le piège du rejet de la modernité. Rencontre!

Belle’ se déroule en partie dans l’espace numérique d’un réseau social. D’où vient cet intérêt pour les mondes parallèles dans l’animation japonaise?

Mamoru Hosoda: «Ma génération a grandi dans un monde sans internet, ce qui n’est pas le cas de ma fille de cinq ans par exemple. Pour elle et tous ceux nés à partir des années ’90, internet est une évidence, et un monde sans lui serait inconcevable. Je me suis donc demandé comment cette génération voyait la vie. Ça m’a conduit à avoir une héroïne assez jeune, et à utiliser son point de vue pour imaginer un monde numérique, certes, mais pas irréel pour autant.»

Le monde numérique de ‘Belle’ est montré comme un espace offrant tant de liberté que de danger…

«Internet est une de mes sources d’inspiration les plus importantes depuis déjà vingt ans. Et ça a tellement changé en deux décennies seulement! Comme si tous les possibles étaient explorés sans entraves. Et c’est vrai qu’on regarde habituellement les effets négatifs de ce territoire numérique qu’on a créé, comme le phénomène des trolls par exemple. Mais dans le film, c’est ce monde nouveau qui permet à Belle d’oser chanter, de parler à son père aussi. Je voulais montrer des individus se rencontrant, et s’unissant grâce au monde numérique. Des gens séparés par la distance, ou par le manque d’assurance, qui est un sentiment partagé par un nombre immense de personnes. J’ai donc voulu partager un sentiment d’espoir, l’idée qu’il ne faut pas se contenter d’observer ce qui se passe sur le net. Il faut aussi le rêver, l’imaginer.»

’Belle’ n’est pas le premier film à s’inspirer du conte de ’La Belle et la bête’. Quel est votre favori?

«Il y a deux versions que j’affectionne beaucoup. Celle de Jean Cocteau évidemment, mais aussi la version Disney. Enfin celle de 1991 car la version live de 2017, celle avec Emma Watson, est très jolie mais finalement peu connectée au monde qui nous entoure.»

La beauté de Belle s’exprime différemment que par son physique. Pourquoi?

«La beauté à l’heure des réseaux sociaux est un concept en pleine distorsion. Je pense que l’extrême multiplication de nos connexions crée une sorte de brouillard nous empêchant de nous accepter nous-mêmes sans validation extérieure. On a toujours besoin d’un autre regard positif sur soi afin de s’en nourrir. D’où l’intérêt de placer le récit de ’La Belle et le Bête’ dans cette époque. Dans le conte du 18ème siècle, Belle est un personnage un peu ennuyeux, sans doute à cause de la vision genrée du monde de l’époque, se contentant de son apparence. Mais le réseau social du film repose sur l’idée qu’il révèle nos traits intérieurs et essentiels, exprimés par nos avatars. Et à la fin, quand on voit Belle dans ‘la vraie vie’, couverte de boue mais pleine d’assurance et de courage, son esthétique ne compte plus car vous avez déjà vu et ressenti sa beauté. Toute cette boue et ces gouttes de sang sur son visage ne changeront plus rien à votre perception du personnage. Enfin, j’espère (rires)!»

Parlez-nous de Justin, ce justicier maintenant l’ordre dans le monde numérique du film…

«La ’cancel culture’ existe aussi au Japon, et Justin symbolise ce phénomène nous encourageant à penser qu’on a raison sans laisser de la place à d’autres perspectives. Ce qui distingue Justin des ’justice warriors’, c’est qu’il comprend les effets négatifs de son comportement, et qu’il va jusqu’à commercialiser son combat via des sponsors.»

À quoi ressemblerait votre avatar dans le monde numérique du film?

«Bonne question, ils expriment notre essence la plus pure… Sûrement un peintre plutôt taiseux, restant tout seul dans son coin (rires)!»

«Belle»: Review

Bienvenue dans le réseau social ‘U’ (à entendre ‘You’), un monde numérique immersif permettant de révéler sa vraie nature à travers un avatar. Pour Belle, une jeune ado traumatisée par le décès de sa mère, U est le seul endroit où elle s’autorise encore à chanter. Au point d’y devenir une véritable star de la pop, adulée de tous sauf d’une mystérieuse créature bestiale semant le chaos. Les deux vont pourtant se rencontrer, et finir par s’entraider. C’est parti pour un tour de passe-passe entre le monde physique et numérique, deux espaces pleins de dangers… et d’opportunités! Après ‘Summer Wars’ et ‘Miraï’, Mamoru Hosoda confirme son talent pour exprimer visuellement et narrativement les enjeux posés par la technologie. Un exercice super casse-gueule, qu’il accomplit avec la virtuosité nécessaire pour éviter tout didactisme, et sans jugement primaire. À l’heure où notre rapport aux technologies se binarise dans une plongée manichéenne, ‘Belle’ voit entre les lignes et nous tend la main pour en faire de même.