Bouli Lanners: «J’ai été prisonnier de l’image du petit gros sympa que je pensais devoir entretenir»

Avec «Nobody has to know» («L’ombre d’un mensonge», en français»), Bouli Lanners tourne son premier film en anglais. «Mon ancienne prof d’anglais sera probablement fière de moi», estime-t-il.

par
Stanislas Ide
Temps de lecture 5 min.

‘Nobody Has To Know’, le premier film en anglais du cinéaste belge Bouli Lanners sort enfin après deux ans d’attente dus à la pandémie. Inspiré par la beauté du Nord de l’Écosse et la dureté de sa communauté presbytérienne, le réalisateur de ‘El Dorado’ et des ‘Géants’ a profité du voyage pour explorer sa facette romantique.

Que raconte ’Nobody has to know’?

Bouli Lanners : «C’est une histoire d’amour entre un Belge qui habite sur une petite île dans le Nord de l’Écosse, et une femme originaire de ce lieu. Le gars fait un AVC et perd la mémoire, et cette dame, pour qui il travaille, lui annonce qu’ils avaient une aventure. Et comme il ne se rappelle de rien, il revit cette rencontre par procuration.»

Le film est-il né de votre attachement à l’Écosse?

«Oui, ça fait des années que je voulais faire un film là-bas. J’adore l’Écosse, j’y vais chaque année et j’y suis très attaché. L’inspiration m’est venue en regardant les paysages de l’île, et en écoutant le morceau ’Wiseblood’ des Soulsavers. L’idée d’une histoire d’amour, qui aurait pour but de percer l’intimité culturelle de cette île habitée par une communauté protestante extrêmement rigide. L’Église presbytérienne y régule une grande partie la vie sociale, j’ai donc été à la messe plusieurs fois, et j’y ai rencontré des gens presbytériens qui n’ont fait que renforcer mon envie d’écrire sur eux. C’est donc là que cette relation entre une femme austère et un étranger a pris forme.»

L’Église presbytérienne est-elle aussi stricte dans la réalité qu’à l’écran?

«Tout à fait! L’île de Lewis est même le fief de la branche la plus radicale de cette église protestante. Elle gère et génère la vie sociale. Par exemple, le dimanche il y a le shabbat chrétien. Là, tout est fermé, mais vraiment tout. Même le bus ne passe pas. Depuis quelques années, un groupe manifeste tous les dimanches au terminal pour protester contre le passage dominical du ferry. Ils sont créationnistes aussi, faut pas leur parler des dinosaures ou de Darwin. Et le plus marquant, c’est qu’ils n’ont pas le droit de raconter des histoires. C’est la mal absolu car on ne peut raconter que la Bible. En tant que cinéaste, j’ai très bien été accueilli chez eux, je me suis même fait de bons amis, mais ils m’ont toujours expliqué qu’ils n’iraient jamais voir mon film.»

Que raconte cette romance secrète sur notre rapport individuel à une communauté?

«La communauté offre quelque chose de rassurant, car elle permet d’avoir une vie sociale, et de dépasser la dureté d’une contrée au climat si rude comme l’île de Lewis. La communauté aide donc à survivre, tout en les enfermant dans quelque chose. Ce que le film montre, c’est que parfois, on est aussi prisonnier de l’image qu’on croit avoir au sein d’une communauté, alors qu’on l’a peut-être construite soi-même. Dans le film, personne ne demande à Millie de s’interdire une histoire d’amour. Elle le vit pourtant comme une obligation. Moi-même j’ai été prisonnier de l’image que je croyais que les gens voulaient avoir de moi: un petit gros sympa, qui devrait surtout pas maigrir au passage. C’est ça qui est intéressant dans l’observation d’une communauté. Le pouvoir des non-dits, avec un potentiel d’oppression assez fort…»

Les images de paysages sont d’une beauté folle…

«J’ai un chef opérateur absolument merveilleux qui s’appelle Frank Van Den Eeden, qui a tout magnifié en s’inspirant de l’île, et en prenant le peintre Andrew Wyeth pour référence.»

Avez-vous peur de la réaction du public belge face à ce premier film en anglais?

«C’était ma grosse angoisse! Qu’on se foute de ma gueule, ou qu’on pense que je me suis pris le melon en jouant dans une autre langue. En plus, le film a été reporté de deux ans à cause du confinement. J’ai donc pataugé dans mon questionnement un peu trop longtemps. Et puis on a eu ces prix de la meilleure actrice et du meilleur acteur au festival de Chicago en octobre dernier. Une vraie bénédiction, ça m’a rassuré à fond pour la suite. Donc maintenant, je suis rassuré… Mon ancienne prof d’anglais aussi probablement, elle ne va pas y croire (rires)!»

Notre critique de « Nobody Has To Know»

Jusqu’où iriez-vous par besoin d’amour? Phil (Bouli Lanners) vit dans une région reculée de l’Écosse, en marge d’une communauté presbytérienne franchement austère. Après un AVC atteignant sa mémoire, Phil est confronté par Millie (Michelle Fairley, vue dans ‘Game of Thrones’), une ‘vieille fille’ de la famille qui l’emploie. Elle lui annonce qu’ils avaient une liaison, mais que personne sur l’île ne peut être au courant… Voilà presque vingt ans que Bouli Lanners a entamé son histoire d’amour avec le public belge, heureux de le suivre dans ses comédies mélancoliques et décalées (‘El Dorado’, ‘Les Géants’, ‘Les Premiers, les Derniers’). Inspiré par les paysages majestueux de l’île de Lewis en Écosse, c’est un nouveau Bouli qui se présente à nous: anglophone, déjà, mais surtout romantique. Comme Phil, on a parfois du mal à comprendre la pudeur et la retenue de Millie, au point de se détacher par moments de l’intrigue, mais la romance qui en découle est des plus touchantes, et devrait vous tirer quelques larmes avant la fin. (si) – 3/5