Dans «Un Autre Monde», Vincent Lindon ouvre les yeux sur le monde de l’entreprise (interview)
Et de quatre pour Vincent Lindon et Stéphane Brizé! Après ‘Mademoiselle Chambon’, ‘La Loi du marché’ et ‘En Guerre’, le duo passe du col bleu au col blanc dans ‘Un Autre Monde’, une plongée glaçante dans l’univers des entreprises. Un monde que Lindon décrit comme hostile, à moins d’oser rêver à son alternative…
Et de quatre pour Vincent Lindon et Stéphane Brizé! Après ‘Mademoiselle Chambon’, ‘La Loi du marché’ et ‘En Guerre’, le duo passe du col-bleu au col blanc dans ‘Un Autre Monde’, une plongée glaçante dans l’univers des entreprises. Un monde que Lindon décrit comme hostile, à moins d’oser rêver à son alternative…
Le titre original du film était ‘Pour le meilleur et pour le pire’, pour mieux souligner les échos entre vie privée et vie professionnelle?
Vincent Lindon: «Tout à fait! Je pense qu’on s’ennuie vite si on suit un personnage uniquement au travail ou dans sa sphère privée. C’est dur de définir quelqu’un sans creuser les deux. Et pour ce gars, Philippe, manager dans une filiale régionale d’un groupe racheté par des Américains, la tension entre les deux est à son comble. Il est comme un pont entre deux rives, avec un poids lourd posé dessus. Et le public, placé sous le pont, regarde les fissures se creuser et la poussière tomber. Philippe pense sincèrement que s’il n’atteint pas les objectifs budgétaires insensés qu’on lui donne, c’est de sa faute à lui. Car il est consciencieux et volontaire, et que ça devrait suffire… Mais il apprend au cours du film que c’est dû au système, lui-même construit sur ce paradoxe, selon lequel on a envie de se battre même quand on a peur. Il n’est qu’un maillon dans la chaîne, et il voit bien qu’elle va se briser s’il cède, avec cette idée que la chance appelle la chance. Et donc que la malchance appelle la malchance, faisant sombrer différents piliers d’une vie les uns après les autres.»
Comment ce film se distingue-t-il de ‘La Loi du marché’ et ‘En Guerre’?
«Ces deux films partaient du point de vue d’un mec en bas de l’échelle, criant son ressenti pour le faire entendre. Ici, je joue un col blanc, et on regarde les riches droit dans les yeux. Ils ne pourront pas parler de romantisation d’un combat syndical, ou que sais-je. Non, je les incarne, et je leur tends un miroir.»
Parlez-nous de ce paradoxe du monde de l’entreprise que vous tentez de mettre à jour…
«Les supérieurs de Philippe le manipulent en faussant leurs intentions, en prétendant avoir épuisé leur créativité pour éviter les coupures budgétaires, et en refusant finalement de sortir d’un paradigme où les membres supérieurs de l’entreprise, actionnaires en tête, ramassent plus que ceux d’en bas. Ils disent textuellement à Philippe: ‘Si tu n’as pas le courage de faire ton job et de prendre ces décisions difficiles impliquant des licenciements, je peux le comprendre. Tout le monde n’est pas courageux’. Mais c’est quoi la conséquence de cette idée? Qu’il faut remplacer Philippe, et lui faire perdre sa place. En gros, sa boîte utilise sa culpabilité, et lui dit donc de virer cinquante personnes pour pouvoir en sauver mille ailleurs. Il est ainsi responsabilisé, et pour peu qu’il veuille sauver sa peau, il ne se rebellera pas. C’est un discours qu’on retrouve partout, et j’y ai cru quand j’étais jeune, mais c’est des conneries. On peut très bien les garder ces cinquante personnes, on n’a juste pas envie de regarder l’effort à fournir droit dans les yeux.»
Quel est cet autre monde annoncé dans le titre?
«Un monde différent du nôtre, où l’on peut se passer d’être hostile ou compétitif. Un monde qu’on refuse d’entrevoir mais dont on a pourtant besoin. C’est un secret pour personne, les riches sont plus riches que jamais, et les pauvres bien plus pauvres. C’est fou, tout le monde le voit, mais on reste dans cette course au profit. Et quand on accepte enfin de le voir, on peut partir. Comme dans un couple finalement: je ne vais pas te changer, mais je peux m’en aller.»
Comment pensez-vous que le monde patronal va réagir au film? Certains échanges sont assez choquants.
«Ce n’est pas choquant, c’est triste! Ils parlent de chaises musicales dans le monde qui est le leur, où l’on doit trouver le plus faible et le zapper pour survivre, c’est tout… Alors qu’il suffit d’inverser la question: comment faire pour n’évacuer personne?»
‘Un Autre Monde’ sort le 23 février au cinéma
Propos recueillis par Stanislas Ide au festival de Venise
Notre critique de «Un Autre Monde»
Le monde de l’entreprise, ça vous parle? Pas besoin d’être le roi du col blanc pour tomber en pleine fascination devant ‘Un Autre Monde’, tant son réalisateur Stéphane Brizé (‘La Loi du marché, ‘En Guerre’) parvient à nous transmettre le sens du drame et de l’urgence qui habite son héros Philippe (Vincent Lindon), un manager au bord du pétage de plombs. L’idée est pourtant assez simple, et repose grandement sur la qualité des dialogues: montrer par A plus B que les objectifs budgétaires imposés par un groupe américain à sa filiale française n’ont aucun sens en dehors du profit des actionnaires. Et observer quelques cadres, chacun sur un siège éjectable, prendre le problème posé par la maison mère au sérieux, en dépit du bon sens, et quitte à se tirer dans les pattes. Étrangement, l’enchaînement d’argumentations ultra-tendues dans des salles de réunion beiges s’avère plus grisant que déprimant. Sans doute grâce au pouvoir de révélation du film, mettant le doigt sur un malaise sociétal aussi évident que menaçant. 3/5