Emmanuel Carrère repasse derrière la caméra avec «Ouistreham»: «Nous avons tendance à ignorer les femmes de ménage»

Dans ‘Ouistreham’, Juliette Binoche incarne une journaliste se faisant passer pour une femme de ménage après la crise de 2008. Derrière la caméra, l’écrivain Emmanuel Carrère la regarde avec tendresse… pour mieux souligner l’ambiguïté de sa démarche. L’occasion de s’amuser avec ses thèmes de prédilection: le mensonge et la culpabilité.

par
Stanislas Ide
Temps de lecture 5 min.

Il y a plusieurs types de jobs liés au ménage. Chez les particuliers, dans des espaces commerciaux ou professionnels… Quel a été votre rapport à cette profession au cours de votre vie?

Emmanuel Carrère : «Je viens d’une famille assez bourgeoise, et j’ai eu une nounou. Elle était russe et très âgée, et vivait avec nous. Elle faisait partie de la famille. Et plus tard, nous avons fait appel à une femme de ménage. C’était les années soixante et les femmes de ménage à Paris étaient souvent de jeunes Espagnoles. Celle qui a travaillé chez nous était très belle, je m’en souviens, et incarnait à mes yeux l’idée d’ascension sociale. Son époux était devenu ingénieur, sa fille a fait des études brillantes, vous voyez le dessin. Ma sœur et moi avons gardé contact avec elle toutes ces années, jusqu’à son décès il y a trois ans. Au-delà de cette relation de long terme, j’ai souvent fait appel au travail de femmes de ménage, et j’espère être un patron aimable. Mais cela n’a rien à voir avec les conditions de travail éreintantes décrites dans le film. Celles du personnel dans les hôtels ou les espaces publics. Le film montre qu’on a tendance à les ignorer. C’est quand même étrange, ces métiers sont exécutés sous notre nez, pas dans une mine sur un chantier. Le livre de Florence Aubenas que l’on adapte parle de cet étrange déni, et j’espère que le film nous rende conscients de l’amélioration nécessaire de leurs conditions de travail, ne fût-ce qu’un peu. Il y a cette scène par exemple où Juliette Binoche s’étonne que des clients fassent leurs besoins dans des toilettes sans tirer la chasse. Je ne fais jamais ça, bien sûr, mais pour autant, je ne réfléchis pas toujours aux tenants et aboutissants du travail que je génère. Or offrir de l’appréciation, ce n’est pas une utopie inaccessible.»

Le film questionne la fracture sociale, et la légitimité de poser un regard bourgeois sur la profession?

«C’est pour cela que la dame du pôle emploi dit au personnage de Juliette Binoche: ’Je ne sais pas si vous faites quelque chose de mal ou de bien’! Mais ça, c’est le film. Florence Aubenas, elle, conçoit son livre comme un travail de journaliste, pas d’écrivaine. Et en cela, elle affirme qu’elle ne se raconte pas elle-même, et que toute notre attention doit se diriger vers le sujet qu’elle décrit. Ma position, c’est qu’il y a deux façons de documenter un sujet. Soit on considère que ce que l’on montre est la réalité neutre, que la caméra n’est pas présente. C’est ce qu’a fait Florence. Mais on peut aussi considérer que l’interaction entre l’équipe du film et les gens qu’elle filme fait partie du sujet. Ou entre une journaliste et ses sujets, vous voyez le parallèle que je dessine… C’est là que le personnage de Juliette se distingue de Florence et de son travail. J’avais très envie de m’intéresser à elle, ses doutes sur sa démarche, ses ambiguïtés, et la tension entre son mensonge et ses amitiés.»

Vous êtes d’ailleurs connu pour vous inclure vous-même dans vos romans, proches de l’autofiction…

[Marque un temps] «Je ne peux tout simplement pas m’en empêcher (rires)! Cette fascination pour la place de l’auteur me vient très naturellement. Florence a été très pro, et a conservé la distance nécessaire avec ses sujets pour lui permettre de les aborder. Alors que Marianne dépasse les instants de camaraderie, et s’engage dans une vraie intimité. En cela, elle est très sincère mais plutôt naïve. Avec l’intimité des relations qu’elle noue, son petit secret devient un vrai mensonge. Une sorte de revanche de la réalité. Quand son amie Christelle lui offre un collier pour son anniversaire, elle envisage de tout lui dire, et sent que c’est le dernier instant avant qu’il ne soit trop tard. Mais elle se tait… et ça devient impardonnable.»

Notre critique de « Ouistreham»

‘J’en ai marre d’entendre parler de précarité, j’aimerais la comprendre’! Pour son nouveau livre, la romancière Marianne Winckler (Juliette Binoche) décide de changer d’identité. La voici femme de ménage, enchaînant les jobs aux conditions ingrates, comme dans les ferrys traversant la Manche depuis les quais de Ouistreham. Choquée, elle découvre la dureté des conditions imposées à ces travailleurs, et la violence de l’invisibilité que l’on exige d’eux. Naïve, elle se lie d’amitié avec quelques collègues, dont Christelle (impressionnante Hélène Lambert, véritable agent d’entretien), sans imaginer le sentiment d’humiliation que son secret pourrait leur provoquer. L’écrivain Emmanuel Carrère tisse une chronique sociale chaleureuse grâce à son sens de la photographie et au talent de Binoche. Mais avec un twist au goût amer: tel le roman de Marianne, son film parle bien plus du malaise bourgeois que des travailleuses elles-mêmes. Un enfermement de classe nombriliste? Ou une prise de conscience lucide? La question est (très joliment) posée! (si) 4/5