Emmanuel Carrère repasse derrière la caméra avec «Ouistreham»: «Nous avons tendance à ignorer les femmes de ménage»
«C’est pour cela que la dame du pôle emploi dit au personnage de Juliette Binoche: ’Je ne sais pas si vous faites quelque chose de mal ou de bien’! Mais ça, c’est le film. Florence Aubenas, elle, conçoit son livre comme un travail de journaliste, pas d’écrivaine. Et en cela, elle affirme qu’elle ne se raconte pas elle-même, et que toute notre attention doit se diriger vers le sujet qu’elle décrit. Ma position, c’est qu’il y a deux façons de documenter un sujet. Soit on considère que ce que l’on montre est la réalité neutre, que la caméra n’est pas présente. C’est ce qu’a fait Florence. Mais on peut aussi considérer que l’interaction entre l’équipe du film et les gens qu’elle filme fait partie du sujet. Ou entre une journaliste et ses sujets, vous voyez le parallèle que je dessine… C’est là que le personnage de Juliette se distingue de Florence et de son travail. J’avais très envie de m’intéresser à elle, ses doutes sur sa démarche, ses ambiguïtés, et la tension entre son mensonge et ses amitiés.»
[Marque un temps] «Je ne peux tout simplement pas m’en empêcher (rires)! Cette fascination pour la place de l’auteur me vient très naturellement. Florence a été très pro, et a conservé la distance nécessaire avec ses sujets pour lui permettre de les aborder. Alors que Marianne dépasse les instants de camaraderie, et s’engage dans une vraie intimité. En cela, elle est très sincère mais plutôt naïve. Avec l’intimité des relations qu’elle noue, son petit secret devient un vrai mensonge. Une sorte de revanche de la réalité. Quand son amie Christelle lui offre un collier pour son anniversaire, elle envisage de tout lui dire, et sent que c’est le dernier instant avant qu’il ne soit trop tard. Mais elle se tait… et ça devient impardonnable.»
‘J’en ai marre d’entendre parler de précarité, j’aimerais la comprendre’! Pour son nouveau livre, la romancière Marianne Winckler (Juliette Binoche) décide de changer d’identité. La voici femme de ménage, enchaînant les jobs aux conditions ingrates, comme dans les ferrys traversant la Manche depuis les quais de Ouistreham. Choquée, elle découvre la dureté des conditions imposées à ces travailleurs, et la violence de l’invisibilité que l’on exige d’eux. Naïve, elle se lie d’amitié avec quelques collègues, dont Christelle (impressionnante Hélène Lambert, véritable agent d’entretien), sans imaginer le sentiment d’humiliation que son secret pourrait leur provoquer. L’écrivain Emmanuel Carrère tisse une chronique sociale chaleureuse grâce à son sens de la photographie et au talent de Binoche. Mais avec un twist au goût amer: tel le roman de Marianne, son film parle bien plus du malaise bourgeois que des travailleuses elles-mêmes. Un enfermement de classe nombriliste? Ou une prise de conscience lucide? La question est (très joliment) posée! (si) 4/5