«L’ennemi»: L’affaire Wesphael dans la caméra de Stephan Streker (interview)

Après le succès de ‘Noces’, Stephan Streker s’inspire à nouveau d’un fait divers pour ‘L’Ennemi’, tiré de l’affaire Bernard Wesphael. Un ancrage dans le réel, pour un film célébrant la puissance des artifices au cinéma. Explications!

par
Stanislas Ide
Temps de lecture 5 min.

Bonjour Stephan! Vous vous êtes inspiré de l’affaire Wesphael. À quel degré, et à quel effet?

Stephan Streker : «Ce film est à l’affaire Wesphael ce que ’Noces’ est à l’affaire Sadia Sheikh (tuée par crime d’honneur en 2007, NdlR). Ce n’est pas la réalité ou la destinée de ces personnes qui m’intéresse, mais le substrat de ces histoires extraordinaires. Un jour, j’ai entendu deux personnes que j’admire beaucoup me servir des discours opposés sur lui. La première me démontrait son innocence par A plus B, et la seconde sa culpabilité. Je me suis rendu compte qu’elles étaient toutes les deux sincères, et surtout que leurs discours respectifs en disaient plus sur elles que sur l’affaire elle-même. D’où l’idée d’un film s’approchant de l’intimité d’un personnage, mais où les certitudes le concernant viennent de l’extérieur. Ce cheminement me permet de questionner la vérité, l’intime conviction et la justice. Dans l’écrin d’une histoire d’amour en plus. Le plus beau sentiment au monde, menant parfois à l’horreur et à la destruction.»

Comment décririez-vous la relation des Louis et Maeva?

«Je pense qu’ils sont victimes d’un fléau absolu qu’est l’alcool. C’est la seule chose que je m’autorise à dire concernant l’affaire réelle. Pas d’alcool, pas de drame! J’en suis persuadé. Je dirais donc que leur relation est malheureusement devenue toxique à leur corps défendant.»

Si notre propre réaction est le sujet du film, pourquoi être resté sur ce personnage du politicien suspect?

«C’est vrai! Ce qui m’intéresse au cinéma, c’est l’intime, que je définirais comme le rapport de soi à soi. Qui est-on quand on est réellement seul devant le miroir. Je voulais être au plus proche de ce personnage, sans en connaître l’essentiel. Il ne fallait donc pas le quitter d’une semelle. Et puis il y a le personnage de Maeva, sa compagne jouée par Alma Jodorowsky (vue dans la série ‘Le Serpent’, NdlR). C’est elle qui ouvre le film. Or le premier plan d’un film bénéficie d’un statut spécial, ce n’est jamais anodin. C’est une façon de rappeler que, même si on dit tout au long du film que seul Louis Durieux connaît la vérité, c’est en fait faux. Elle aussi la connaît.»

Quel regard le film pose-t-il sur notre pays?

«C’est une histoire totalement belge! Il n’y a qu’en Belgique où un personnage d’une telle envergure, un enfant terrible de la politique, reste inconnu dans la moitié de son pays. En plus, ça se passe à Ostende, ma ville préférée. C’est la ville cinématographique belge par excellence, et la ville de James Ensor. J’ai su tout de suite que je m’inspirerais de lui et de ses masques. Pas besoin d’un dessin pour faire le lien entre l’image du masque et l’histoire de suspicion et de doute qu’on raconte.»

Que représentent ces masques d’Ensor dans le récit?

«Ils parlent d’humanité. Louis est un homme politique, mais on doit aller au-delà de cette devanture. Et je crois à la puissance du cinéma pour nous permettre d’aller plus loin, grâce à l’intime entre autres. De dépasser une réaction polarisée, limitée au débat coupable-ou-non-coupable. Avec une célébration du doute, qui est toujours plus intéressant que la certitude. La question est souvent plus intéressante que la réponse, non? Et un film réussi capte une forme de vérité par le mensonge de ses artifices.»

Pourquoi avoir choisi le titre ’L’Ennemi’?

«L’ennemi, ce n’est jamais que soi-même. Le pire ennemi qu’on rencontre dans notre vie, c’est sans doute soi-même… Mais le meilleur ami aussi!»

Avant de conclure, y a-t-il d’autres fictions inspirées de faits réels que vous nous recommanderiez?

«La série consacrée à O.J. Simpson ('The People vs. O.J. Simpson’, NdlR)! Il y a une volonté d’appropriation, et même d’imitation, qui marche extrêmement bien. Et qui, pour le coup, s’oppose totalement à ce qu’on a fait sur ’L’Ennemi’…»

Notre critique de «L’ennemi»:

Coupable ou non coupable? On s’est tous posé la question dans le courant de l’affaire Bernard Wesphael; l’homme soupçonné d’avoir tué son épouse, puis acquitté en 2016. Mais cette curiosité naturelle sur la culpabilité d’un homme public n’aurait-elle pas phagocyté les vrais enjeux du drame? Cette incertitude dans la certitude, Stephan Streker (‘Noces’) l’a bien saisie. C’est l’enjeu principal d’un film brossant les travers d’une société entière via le portrait d’un seul homme, l’alter ego fictionnel de Wesphael, joué par Jérémie Rénier. Nos préjugés sur l’affaire et notre réaction de spectateur font donc intégralement partie de l’expérience, dans une mise en abyme thématique joliment appuyée par les masques de James Ensor. Mais malgré la richesse des inspirations, tant dans le scénario que dans la mise en scène, la direction d’acteurs s’éparpille trop pour tenir notre attention. Et le personnage féminin semble bloqué à l’état d’esquisse. ‘L’Ennemi’ brille donc parfois, mais ne décolle jamais vraiment. Enfin… à vous d’en juger! (si) 2/5