Rencontre avec Guillermo Del Toro: «Pour moi, le rêve américain engendre surtout des cauchemars»
Qu’est-ce que le genre a de si attrayant pour vous?
«Tout comme l’horreur, le film noir dévoile des questions morales difficiles. Ces histoires sont comme une sorte de paraboles. Et j’aime le fait que ces films reflètent l’époque à laquelle ils sont faits. Lorsque Robert Mitchum y jouait, on voyait les peurs de l’Amérique juste après la Seconde Guerre mondiale. Un film comme ‘The Long Goodbye’ avec Elliot Gould parle de l’Amérique après le Vietnam. Les films noirs et les films d’horreur sont très sensibles à ce qu’il se passe dans le monde à ce moment-là.»
«On ne peut nier que la vérité et l’illusion déterminent notre vie aujourd’hui. Et il ne faut pas oublier que c’est nous qui décidons. Les illusions ne marchent que parce que nous sommes si crédules et dépendants. Il fallait en tout cas que ce soit un film sur aujourd’hui, même s’il se passe dans les années 1930. Et la frontière qui s’estompe entre vérité et fiction en fait partie.»
«J’ai toujours eu du mal avec l’idée du succès. Pour moi, le rêve américain engendre surtout des cauchemars. Je voulais montrer ça aussi dans ce film. ‘Nightmare Alley’ parle au fond d’un personnage qui est tout le temps sur le point de tout perdre. Il est constamment en danger. Et c’est dû au fait qu’il ment tout le temps. C’est pourquoi je recherche toujours une certaine vérité et j’essaie de ne pas penser à mon succès ou à ma carrière. Mais je sais très bien qui est Stan, car tous les deux, nous racontons des histoires. Je connais toutes les questions qu’il se pose.» (rire)
«Ce ne sont pas seulement trois femmes, mais aussi trois figures paternelles. Pour les femmes, mon co-scénariste Kim Morgan et moi voulions trois archétypes. Toni Collette incarne la femme humaniste et chaleureuse. Rooney Mara est l’ingénue. Et Cate Blanchett est la femme fatale. Kim voulait absolument que ces trois femmes lui survivent et réussissent là où il échoue. Il fallait que ce soient de vraies femmes crédibles qui ne seraient pas punies ou maudites à cause de leur relation avec Stan.»
«Une des décisions que j’ai prises était d’utiliser la caméra comme une sorte de témoin. C’est pourquoi elle n’est pratiquement jamais placée en hauteur. C’est presque toujours le point de vue d’un enfant. Et elle est aussi curieuse qu’un enfant, comme si elle voulait observer la scène par-dessus l’épaule des personnages. Je filme aussi les personnages de dos. Ce qui fait pour moi le secret d’un beau film, c’est que les idées visuelles soient toujours au service de l’histoire et des personnages. C’est pourquoi on a l’impression aussi de pouvoir distinguer des taches d’encre dans les boiseries du bureau de la psychiatre, une sorte de test de Rorschach. Tout a l’air impeccable, mais il y a une certaine tension dans l’air.»
Guillermo del Toro aurait-il atteint la maturité? Ses films ont toujours été assez profonds, en s’intéressant à des thèmes matures. Mais généralement, ils étaient imbriqués dans des mondes fantastiques ou de l’horreur sanglante, et le regard était souvent celui d’un enfant. Ce n’est pas le cas de ‘Nightmare Alley’, l’histoire d’un vagabond (Bradley Cooper) dans l’Amérique appauvrie de la fin des années 1930, qui trouve un boulot dans un cirque itinérant. Il s’y découvre un don pour tromper les gens, mais sa soif de succès excessive ne lui est pas salutaire. N’y allons pas par quatre chemins: l’adaptation de Del Toro du roman noir écrit en 1946 par William Lindsay Gresham est un film impeccable, à la fois époustouflant de par sa beauté saisissante et captivant de par son ambiguïté, avec un casting parfait. Si l’histoire se focalise surtout sur Cooper, ce sont finalement les femmes (Cate Blanchett, Rooney Mara, Toni Collette) qui impressionnent le plus. Une splendeur à vous donner des frissons. (rn) 5/5