Anatomie d’une chute, la dernière Palme d’or, arrive enfin au cinéma : « un cru totalement envoûtant»

La Palme d’or du dernier Festival de Cannes est là! Dans son thriller judiciaire ‘Anatomie d’une chute’, la réalisatrice Justine Triet (‘Victoria’, ‘Sibyl’) dessine une fois de plus un personnage féminin complexe, magnétique et pas forcément sympathique. Son héroïne jouée par Sandra Hüller (‘Toni Erdmann’) y est accusée d’avoir tué son mari, et réveille au passage une flopée de préjugés dans la salle d’audience.

par
Stanislas Ide
Temps de lecture 5 min.

L’héroïne de votre film pourrait-elle être remplacée par un homme?

Justine Triet: «Non, c’est le procès d’une femme! L’idée est de la montrer dans l’arène du tribunal. On manque de preuves pour savoir si elle a tué son mari ou non. Et tout ce qu’elle est sera jugé devant elle. On déborde donc sur sa façon de vivre, sur sa sexualité, ou sur le fait qu’elle ose prendre plus de place dans son couple que l’homme. Elle est écrivaine aussi, et ses écrits de fiction vont être disséqués pour combler ce manque d’information dans l’enquête.»

On pourrait argumenter qu’elle est antipathique. Ce type de personnage gagne-t-il en popularité?

«Bien sûr, on les voit de plus en plus. Mais il faut reconnaître que ça a pendant très longtemps été l’apanage des hommes. Je pourrais vous citer énormément de séries où les hommes sont monstrueux mais considérés comme sympathiques. Regardez ’Les Sopranos’ ou ’Mad Men’, qui sont des œuvres incroyables! Si on mettait une femme à leur place, ce n’était plus possible. Là, ça évolue, on s’habitue aux personnages féminins complexes. Le regard est en train de changer mais il y a encore du chemin.»

La fin du film laisse-t-elle une ambiguïté selon vous?

«Dès le début du travail, je savais une chose. Je voulais que jusqu’à la fin on ne sache pas la vérité. C’est le point de base du film, on manque d’éléments, et surtout d’images. Je ne voulais pas de flashbacks par exemple. Comme dans la vraie vie en fait. Ce qui est drôle, c’est que les gens qui ont vu le film sont divisés sur la question. Certains trouvent la fin très claire et d’autres pas du tout. Chacun se fait son idée.»

La scène de dispute entre les époux joue avec nos préconceptions de l’abus domestique…

«Cette scène est très importante. C’est un pic émotionnel où la femme n’a pas forcément le meilleur rôle. Enfin, c’est particulier car c’est lui qui enregistre l’échange en même temps. On peut se demander s’il n’essaie pas de la coincer. C’est complexe et ça participe à mon envie de montrer quelqu’un d’imparfait. Une femme qui a de la violence en elle. Je ne pense pas qu’elle la revendique mais elle est là. Et notez qu’on ne voit pas la scène, on l’entend, ce qui brouille tout de même notre perception. C’est une situation qui n’est pas résumable en une phrase, en une seule analyse.»

On suit une femme allemande, s’exprimant en anglais dans un procès en France. Pourquoi avoir joué avec l’usage des langues?

«C’est la couche de difficulté additionnelle pour elle. Un poids dans sa défense et sa capacité à s’exprimer. Ce qui est terrible c’est qu’elle ne maîtrise pas le français mais qu’elle doit préparer le procès dans cette langue-là, et on la voit passer à l’anglais quand l’émotion est trop forte. L’anglais qui n’est pour elle qu’un terrain de rencontre avec son mari.»

L’enfant de l’héroïne est un personnage clé. Il est aussi contraint puisqu’il est malvoyant…

«On l’a décidé très tôt pendant l’écriture du scénario. Je voulais des trous pour chaque perception. Sandra n’a pas accès à la langue du procès et son fils est témoin de l’affaire mais ne voit pas très bien. Le manque d’images est le fondement qui fait que la parole envahit tout dans le film. Moi-même, en tant que spectatrice, je sais que les sons peuvent provoquer chez moi une émotion extraordinaire. Plus grande que celle des images. J’écoute plus les films que je ne les vois. Et je dirige plus souvent à l’oreille qu’au regard. On peut sauver une scène ratée grâce au son par exemple. Avec l’image, c’est beaucoup plus difficile.»

‘Anatomie d’une chute’ sort en salles le 30 août prochain.

Notre critique de «Anatomie d’une chute»:

Faites entrer l’accusée! Quand son époux est retrouvé mort au pied de leur chalet de montagne, Sandra (Sandra Hüller, épatante) est rapidement suspectée de l’avoir tué. Elle contacte un ancien ami avocat (Swann Arlaud) pour l’aider, mais c’est entre les mains de son fils adolescent que son destin risque de se jouer… On connaissait le talent de Justine Triet pour croquer des femmes fascinantes d’ambiguïté. Virginie Efira l’a d’ailleurs souvent créditée pour son passage des comédies romantiques au cinéma d’auteur. Mais cette ‘Anatomie d’une chute’ nous emporte bien plus loin que ‘Victoria’ ou ‘Sibyl’. Vers le divertissement déjà, avec une chronique judiciaire captivante. Vers la sociologie aussi, en démasquant le sexisme utilisé par l’accusation, et le recours tout aussi glissant de la défense aux préjugés faciles. Vers la découverte enfin, avec l’une des meilleures interprétations par un enfant acteur que l’on ait vue à ce jour. Riche, surprenante et multifacette, la Palme d’or 2023 est un cru totalement envoûtant! 5/5