Jean et baskets : comment la flemme dicte la mode
La flemme. C’est elle, plus que TikTok, Kim Kardashian, et Balenciaga réunis, qui dicte désormais sa loi en matière de mode. Une paresse extrême qui, mêlée à la raison et la sobriété, fait de Steve Jobs et de Dora l’exploratrice deux icônes mode en puissance. À mi-chemin entre le normcore et le gorpcore, c’est le lazycore (ou borecore) qui dominera les festivités, ou plutôt l’ennui, tout au long de l’année. Un retour aux fondamentaux, entre pragmatisme et survivalisme.
Les temps ont changé. Être journaliste mode, et se pointer en jean, sweat, et sneakers, un sac à dos accroché aux épaules, à une soirée privée n’est plus une hérésie. On ne dit pas que c’est bien vu, mais (même) l’élite comprend. La flemme. Celle d’être perchée bien trop haut sur des talons, de lutter avec une paire de collants bien trop fine pour résister au moindre accroc, ou de se sentir défaillir dans une robe bien trop ajustée pour une banale journée au bureau. Pourquoi s’infliger ça après trois ans de pandémie, alors qu’un jean et un T-shirt ample peuvent largement faire l’affaire? Bienvenue dans l’ère du lazycore, ou quand la flemme prend le pouvoir sur les tendances mode.
La flemme de s’habiller
Il n’y a pas de mal à se faire un peu de bien après tout. Les consommateurs en ont marre de ces mille et une tendances qui abondent suivant les sorties Netflix, tout comme les humeurs des utilisateurs de TikTok. Refaire sa garde-robe toutes les semaines demande une énergie – et un budget – qu’ils n’ont plus, ou ne souhaitent pas mettre dans des séances shopping effrénées. Et puis bon, même Kendall Jenner, Bella Hadid, Hailey Baldwin, et autres icônes de mode, se pavanent en sweat, jogging, jean large, casquette, et baskets, alors pourquoi pas nous? L’heure est au retour aux essentiels, aux basiques, aux fondamentaux, avec une volonté de s’habiller fonctionnel, utile, sobre, pour ne plus avoir à passer des heures devant une armoire et un miroir.
«Ce retour au normcore est synonyme de flemme. Il s’agit de ne pas se prendre la tête, et d’arrêter cette course incessante au produit. C’est une sorte de laisser-aller. On est dans l’anti-séduction, et plus du tout dans la culture du paraître, du désir. Certaines personnes ne se sont pas remises des confinements et de la pandémie, et gardent leur jogging et leurs pantoufles. On le voit avec le retour des Crocs et des Birkenstock, qui sont des produits presque médicaux, presque techniques. Il n’est plus question de négliger le confort et le bien-être, et cela se traduit par cette apparence de flemme intellectuelle, et ce même si c’est parfois très étudié», explique Vincent Grégoire, tendanceur chez Nelly Rodi.
Avec cette flemme, il s’agit (aussi) de ne plus placer la mode au premier plan, de faire fi des tendances, et de ne se concentrer que sur l’essentiel. Sommes-nous tous devenus des geeks en puissance? C’est ce que l’on peut croire au regard des tenues arborées par les influenceuses les plus pointues de la planète, à commencer par Gigi Hadid qui semble passer ses journées en jean et T-shirt, lunettes fixées sur le nez, à deux doigts de nous sortir un sweat à message… On exagère à peine. Cette flemme s’est propagée à toute la fashion sphère, qui ne jure plus que par les looks de Steve Jobs et de Mark Zuckerberg de la fin des années 1990 au début des années 2000. T-shirt oversize, col roulé, short en molleton, polaire, et lunettes, constituent la panoplie rêvée pour accomplir les désirs d’une génération portée par la flemme, mais pas seulement.
La sobriété comme mot d’ordre
Dans le viseur des modèles d’économie circulaire, la fast fashion serait-elle aussi dans celui des consommateurs? Difficile de l’affirmer au regard du poids de Shein, valorisée à 100milliards $ courant 2022 d’après Bloomberg, et ce même si l’entreprise chinoise aurait déjà perdu un tiers de sa valeur depuis, selon le Financial Times. Bref, autant dire que la mode éphémère a encore de beaux jours devant elle. Reste que certains refusent cette dépendance aux produits à bas prix, et encore plus à cette frénésie qui entoure les tendances mode. La raison et la sobriété se substituent désormais à la désirabilité, à la culture du beau – ou de ce qui est censé l’être. «Certains consommateurs veulent en finir avec l’argent jeté par les fenêtres, avec les tendances. Ils estiment qu’il y en a trop, qu’il faut faire avec ce qu’on a, mieux et moins», précise Vincent Grégoire.
Cette tendance est bel et bien celle de l’anti-mode, avec une volonté de ne plus laisser entrer les influenceurs dans son dressing, qu’ils se nomment Kim Kardashian, TikTok, ou «Emily in Paris». Un phénomène qui témoigne finalement d’un besoin de s’éloigner de cette ’fashion schizophrénie’ générée par les réseaux sociaux et l’influence des séries télévisées sur la mode. «Ce retour aux fondamentaux est également insufflé par celles et ceux qui ne veulent plus être victimes de la mode, qui désirent retrouver une certaine indépendance et tirer les ficelles», ajoute-t-il.
Le tendanceur explicite deux profils: la posture ‘déconsommation’ qui, comme son nom l’indique, se refuse à continuer à alimenter un système qui peut, d’ores et déjà, en arrêtant totalement de produire, habiller pas moins de cinq générations. La posture ’alterconsommation’ entend, elle, consommer mais moins et mieux, à savoir des vêtements utiles, fonctionnels, qui vieillissent bien, s’inscrivent dans le temps, et ne sont pas trop marqués pour ne pas se démoder. Dans les deux cas, il s’agit de slow fashion, terme en totale opposition avec la fast fashion, et la notion même de tendances mode.
Se protéger d’un avenir incertain
Outre le «normcore», contraction de «normal» et «hardcore» célébrant la normalité, cette culture de la flemme et de la sobriété se traduit (aussi) par un goût prononcé pour le «gorpcore», très proche de la première mais avec une notion d’outdoor, de vêtements techniques. On est toujours dans le fonctionnel, mais il s’agit cette fois pour le consommateur urbain, ou rurbain, de se concentrer sur des produits intelligents, utiles, qui protègent d’un futur incertain, qui rassurent, en faisant appel à des marques qui maîtrisent une technologie ou un savoir-faire, bien loin de la fameuse obsolescence programmée. Il est presque question de survivalisme ici.
«Ce sont des doudounes, des pantalons parachute, des parkas, des sacs à dos, et autres vêtements techniques, que les consommateurs vont essayer de glisser dans leurs activités du quotidien, même si ce n’est pas dans les codes. Depuis le confinement, il y a plus de laisser-aller, plus de latitude pour s’habiller moins strict, moins codé. Comme on ramène son travail à la maison, on ramène sa maison au travail», indique Vincent Grégoire.
Ce retour aux basiques sera fondamental dans la mode en 2023. Mais, comme toujours, il faudra composer avec sa tendance opposée, son exact contraire, à savoir une culture de l’excès. Il s’agira donc aussi de côtoyer un nouveau faste, entre illusion et transformisme, très théâtral, avec en parallèle une mode plus gore, inspirée des zombies et des festivals sataniques, très ’freaks’, avec un détournement des codes de la mode. La flemme et la sobriété s’opposant de plein fouet au trash, qu’il soit sexy ou morbide. Tout un programme.
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