François Reynaert dresse le portrait d’un «héros, traître et sodomite»

Journaliste et écrivain, François Reynaert a passé trois ans de sa vie plongé dans celle de Roger Casement. De ses enquêtes sur les atrocités commises dans le Congo de Léopold II à son combat pour l’indépendance de l’Irlande, sa vie est un véritable roman.

par
Oriane Renette
Temps de lecture 6 min.

Comment avez-vous découvert ce personnage?

«C’est par hasard, au cours de mes recherches, que je suis tombé sur Roger Casement. Il n’est pas du tout connu en France. Ce qui était formidable, c’est que par la vie incroyable qu’il a eue, je pouvais à la fois raconter l’Afrique coloniale, l’histoire irlandaise et puis sa vie secrète, sa vie sexuelle.»

Roger Casement a été le premier à dénoncer les crimes commis au Congo. Comment s’est-il retrouvé en position de le faire?

«Roger Casement était consul britannique dans le Congo de Léopold II de Belgique. C’était un cas très particulier, parce que ce n’est pas une colonie qui appartient à un pays mais à un homme. Léopold II a obtenu cet immense pays lors de la conférence de Berlin en 1885 sur deux promesses: celle d’abolir l’esclavage et celle d’assurer le bien-être des indigènes. Cette colonie est donc la seule à être sous la surveillance des autres puissances. Elles ont le droit d’y enquêter. C’est pour cela que Casement a pu faire son enquête au Congo, à la demande du gouvernement britannique. Suite à cela, il sort le rapport Casement sur les massacres perpétrés dans la récolte du caoutchouc et devient célèbre.»

Vous précisez dans le livre: même s’il a dénoncé les horreurs perpétrées au Congo, Casement n’était pas anticolonialiste.

«Roger Casement était un colonialiste. C’était un homme de son temps. Il croyait en cette «mission civilisatrice» de l’Europe en Afrique. En revanche, Casement estimait qu’une entreprise privée ne pouvait pas s’en charger. Selon lui, si de telles horreurs ont été commises au Congo, c’est parce que Léopold II s’appuyait sur des entreprises privées. Et selon lui, un état ne pouvait pas être capable de telles horreurs. Il n’était pas pour une colonisation individuelle, mais il était pour une colonisation nationale. C’est pourquoi il a créé ‘l’association pour la réforme du Congo’ qui avait un objectif: que Léopold donne le Congo à la Belgique.»

Comment expliquer qu’il semble avoir été effacé de l’Histoire?

«On aborde une autre facette de sa vie: alors qu’il était diplomate britannique, il devient défenseur de la cause irlandaise. Cela va l’amener à quelque chose de littéralement extraordinaire: en 1914, au moment où la guerre éclate, Casement décide d’aller en Allemagne demander un appui allemand à la révolution irlandaise. Considéré comme un héros en Angleterre, il devient un traître pour les Anglais. Cela explique pourquoi il a été effacé en Belgique. Depuis 1903, Casement était déjà présenté par tous les Léopoldiens comme un homme payé pour salir la Belgique. Après sa trahison de 1914, tout fait sens pour les Léopoldiens: cet homme était un salopard qui a voulu abattre la Belgique, et en plus un traître qui a rejoint l’Allemagne. Donc l’affaire est close. En revanche, il est considéré comme un héros en Irlande.»

Roger Casement avait la manie d’absolument tout consigner par écrit. Sa méticulosité l’a rendu célèbre mais signera aussi sa perte…

«Casement a toujours eu une vocation littéraire. Il avait en permanence un crayon et un carnet à la main. Il détenait deux sortes de carnets. Dans les premiers, il consignait tout ce qui avait à trait à son travail. Dans les seconds, les ‘Black Diaries’ [les carnets noirs, ndlr.], il racontait sa vie secrète. À savoir, beaucoup de rencontres avec des jeunes hommes. Ces carnets, détaillant sa vie homosexuelle, ont été retrouvés par la police britannique en 1916, époque où la société était structurellement homophobe. Effectivement, c’est cela qui va le perdre. Si tant est que ces carnets soient vrais…»

Ce personnage pose des questions très actuelles finalement.

«Ce que j’adore dans ce personnage, c’est qu’il est comme une poupée russe: il y a des personnages dans le personnage. On le voit d’abord comme un courageux diplomate, qui documente seul des enquêtes sur les horreurs commises au Congo et en Amérique latine. Ensuite, on découvre l’homme qui devient un fervent nationaliste irlandais. Qu’est-ce qui l’a fait rompre avec son identité britannique? C’est une question très actuelle en Europe, celle des séparatismes. Enfin, on découvre l’homme avec sa vie privée. Quelle place a cette identité dans ses combats? Nous sommes tous constitués par notre identité sexuelle. Est-ce que cette sexualité joue sur nos comportements sociaux? Je n’ai pas les réponses à ces questions, mais je trouve que ça vaut la peine de les poser. Et c’est le personnage idéal pour le faire. En présentant chacune de ces facettes, ça me permettait de raconter des moments d’histoire différents et de poser des questions différentes.»

Est-ce que, au fil de vos recherches, Roger Casement vous a surpris?

«Oui, tout le temps en fait! Quand il arrive dans le Congo de Léopold, il a 20 ans. Comme toute la jeunesse européenne de l’époque, il était attiré par l’aventure coloniale, à la fois dangereuse et mystérieuse. Il aurait pu rester dans cette idée-là mais non, il devient diplomate et fait une enquête incroyable. Quel courage total! Et puis, son choix de l’Allemagne en 1914 est complètement incroyable. Il choisit de rompre avec tout et tous les gens qui lui étaient proches au nom de son idéal. Là il me surprend aussi. Et évidemment, sa vie sexuelle, c’est très sauvage. Là aussi, on est dans la prise de risque constante.»

Finalement, quoi qu’il fasse, Roger Casement s’y adonne corps et âme…

«Oui, c’est exactement ça. Il est entier. Il ne fait pas les choses à moitié. Les portraits de lui le présentent comme un homme doux, courtois à l’extrême, à la voix mélodieuse. Il y a une grande différence entre cela et ce qu’il se passe lorsqu’il s’embrase pour une cause: il est capable de tout écraser pour la servir.»

En quelques lignes:

En 1903, le jeune consul britannique Roger Casement dévoile un rapport explosif sur les atrocités commises au Congo, alors colonie du roi Léopold II. En 1910, il débarque en Amazonie pour dénoncer les exactions contre les Indiens. Coup de tonnerre en 1914. Devenu un farouche militant de la cause irlandaise, il se rend à Berlin en pleine guerre. Adulé avant d’être haï et persécuté pour son homosexualité, l’histoire de Roger Casement a autant à nous dire sur l’Histoire du 20e que sur notre époque contemporaine. Cette vie pour le moins trépidante et romanesque, François Reynaert, journaliste à l’Obs et féru d’Histoire, la restitue dans un récit historique haletant et absolument passionnant. 5/5

Roger, héros, traître et sodomite, de François Reynaert, éditions Fayard, 342 pages, 22€