Julia Faure de la marque Loom: «La seule solution, c’est la sobriété: il faut consommer moins de vêtements»
À l’occasion de la COP27, nous avons cherché à savoir si l’industrie de la mode avait vraiment évolué au cours des dernières années, au point de pouvoir atteindre la neutralité carbone tant espérée à l’horizon 2050. Question que nous avons posée à Julia Faure, co-fondatrice de la marque de vêtements responsables Loom et membre du collectif En Mode Climat, qui regrette l’absence de législation pour contrer le modèle de la fast-fashion, et attend davantage de mesures pour rendre l’industrie de la mode (réellement) vertueuse.
«La mode est une thématique transversale qui s’inscrit dans toutes les questions autour de l’agriculture, de l’énergie, et même de la science… Il est donc question de mode à la COP27, même s’il est vrai que le sujet n’est pas présent en tant que tel. C’est d’autant plus dommage que cette édition met l’accent sur les problématiques des pays du Sud, à savoir les pays les plus pauvres, les moins émetteurs de carbone, et pourtant les premières victimes du réchauffement climatique. Et dans le secteur de la mode, les inégalités entre pays émetteurs et pays victimes sont pourtant assez évidentes. On peut prendre l’exemple du Pakistan qui, avant d’être recouvert d’eau, était une grande nation pour le textile, en particulier pour le coton, et qui paye aujourd’hui avec ces inondations le prix du réchauffement climatique. Le constat est le même pour les pays africains qui reçoivent les vêtements usagés des pays du Nord, autrement dit nos poubelles textiles, et n’ont pas les infrastructures pour les gérer, et se retrouvent avec nos vêtements dans leur nature. Je ne sais pas pourquoi la mode ne figure pas parmi les thèmes abordés, mais il est pourtant primordial de parler de certains sujets, parmi lesquels la surproduction, directement liée à l’essor du modèle de la fast-fashion, qui repose sur des vêtements à bas prix grâce aux délocalisations et sur l’incitation à consommer.»
«Non, ce n’est malheureusement pas suffisant. L’existence et le succès économique des marques éthiques ne freinent en aucun cas le développement de la fast-fashion. Patagonia, la plus emblématique des marques éthiques, n’a jamais été aussi puissante, mais cela n’a pas empêché l’émergence et le développement de Shein, qui a poussé le curseur de la fast-fashion à son paroxysme en produisant toujours moins cher, et en incitant toujours plus à consommer. Le succès économique des marques éthiques ne freine pas non plus l’impact écologique de la mode: les émissions de gaz à effet de serre, la production de déchets textiles, ou la consommation d’eau, n’ont jamais ralenti. On produit toujours plus de vêtements, dans des conditions déplorables, et à l’autre bout du monde. Près de 2,8 milliards de vêtements sont mis sur le marché chaque année en France, contre la moitié en 1983… La situation ne fait qu’empirer. C’est pour cette raison que le collectif En Mode Climat estime que la solution ne viendra pas de l’émergence de marques éthiques ou du réveil des consommateurs, mais des régulations des États qui freineront le modèle de la fast-fashion. Aujourd’hui, rien ne s’oppose à la fast-fashion, aucun texte de loi ne permet de freiner ce modèle économique, et les conséquences sont gravissimes. Plus le modèle de la fast-fashion est peu scrupuleux et efficient, plus il rafle de parts de marché. Il est urgent d’avoir des lois qui nous protègent de ces entreprises délétères.»
«Il n’y a aucune chance que l’industrie textile fasse sa part dans les objectifs fixés par l’Accord de Paris. Le développement de la seconde main ne s’est jamais fait au détriment de la première main. Ce n’est donc pas une solution. L’upcycling est une très bonne chose, mais cela reste extrêmement marginal, tandis que les marques éthiques, comme je l’ai dit précédemment, ne font pas bouger les lignes malgré leur succès. Le constat est le même pour les matières éco-responsables, dont l’impact est lui aussi marginal. Toutes ces solutions ne sont pas suffisantes pour que l’industrie de la mode fasse sa part dans la lutte contre le réchauffement climatique. La seule vraie solution, c’est la sobriété: il faut consommer moins de vêtements. Si l’on veut diviser par trois l’impact carbone du secteur textile, il faut au moins diviser par deux la production – et la consommation – de vêtements. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas de ne plus s’habiller, mais simplement de revenir au niveau de consommation en France dans les années 1980, autrement dit à un niveau de consommation qui ne serait plus de l’ordre du gaspillage. Et pour cela, il faut des lois qui alignent tout le monde vers cet objectif.»
«C’est effectivement le cas… Il y a toutefois de plus en plus de marques plus conventionnelles qui se rendent bien compte qu’elles sont elles-mêmes victimes d’un certain système – à savoir qu’elles ne peuvent pas relocaliser à partir du moment où leurs concurrents ne le font pas également. En Mode Climat ne cherche pas à rassembler uniquement des marques éthiques, mais toutes les marques, quelles qu’elles soient et quelles que soient leurs pratiques, qui ont un but commun. Il n’est pas question de demander aux marques de s’améliorer individuellement, mais de demander au gouvernement d’imposer des lois pour nous forcer à faire mieux, et faire en sorte que l’industrie textile fasse sa part dans la lutte contre le réchauffement climatique. C’est indispensable pour que notre industrie soit vertueuse.»
«Je ne suis pas une spécialiste du luxe, mais je pense que, d’une manière ou d’une autre, tout le monde devrait s’engager sur la voie d’une mode plus durable. Si l’on revient à notre solution principale, à savoir produire et consommer moins de vêtements, on peut se dire que le luxe actuel n’est pas dans une démarche de sobriété. Personne n’appelle à consommer moins mais mieux, ni à conserver ses vêtements plus longtemps.»
«Si c’est bien fait, cela pourrait effectivement changer les choses. En soi, l’affichage environnemental ne va rien révolutionner, mais de mauvaises notes infligées à la fast-fashion peuvent avoir un impact sur les pratiques d’achat des consommateurs, comme avec le Nutri-Score. Et cela peut également orienter les pratiques sur le marché. Reste que les négociations sur l’affichage environnemental sont pour le moment ’trustés’ par le lobbying de la fast-fashion. Autrement dit, il y a de fortes chances pour qu’un vêtement d’une enseigne de fast-fashion soit quasiment aussi bien noté qu’un vêtement proposé par une marque éthique, car cela peut dépendre de nombreux critères en fonction de la méthodologie utilisée. Les bonus attribués aux produits textiles les plus durables me semblent être une bonne chose, mais cela n’est pas suffisant… Il faut aussi des pénalités sur les vêtements de la fast-fashion et de l’ultra fast-fashion.»
«J’attends des changements législatifs qui pourraient enfin prendre les problèmes à bras-le-corps. J’aimerais qu’un gouvernement, ou l’Europe, se demande vraiment comment faire pour diviser par trois les émissions de gaz à effet de serre du textile d’ici 2050, et ce avec un vrai plan d’action. On se rendrait compte que toutes les ’mesurettes’ qui sont prises en ce moment ne permettront pas d’arriver à cet objectif. Si l’on veut vraiment que notre industrie soit compatible avec un monde qui ne se réchauffe pas au-delà de 1,5ºC, il faut prendre des mesures fortes de sobriété. Il faut que le modèle de la fast-fashion soit pénalisé économiquement. La fast-fashion a aujourd’hui un boulevard devant elle, et elle rafle tout sur son passage, avec des entreprises qui meurent… En ne faisant rien, on cautionne toutes ces fermetures, et le chômage qui va avec.»