Pourquoi attribuer une personnalité juridique à la nature pourrait changer les choses?
Attribuer une personnalité juridique aux écosystèmes pour assurer leur protection: c’est là toute l’idée des droits à la nature. Un mouvement porté par plusieurs associations en France, dont le programme éducatif Wild Legal. Entretien avec sa présidente Marine Calmet, juriste spécialisée en droits de l’environnement.
Accorder des droits à un fleuve, un océan, des montagnes, un lac ou une forêt pour lui assurer une protection juridique. Plusieurs écosystèmes à travers le monde bénéficient déjà d’une déclaration des droits de la nature. En 2019, le lac Érié, situé dans l’Ohio aux États-Unis, s’est ainsi vu octroyer le droit légal «d’exister et de prospérer naturellement». Concrètement, ce statut juridique donne le droit aux riverains et aux habitants de Toledo d’engager des poursuites contre les pollueurs, au nom du lac.
Au Brésil, les peuples autochtones ont commencé à écrire leurs propres protocoles de consultation pour préserver leur territoire et protester contre la création du barrage hydraulique de Belo Monte, dans la rivière Rio Xingu, affluent de l’Amazone situé dans l’est du pays. Une action collective et citoyenne qui a abouti à la condamnation symbolique du Brésil pour «crime d’écocide» en 2015.
L’idée d’octroyer des droits à la nature commence aussi à se frayer un chemin en France. Fin juillet 2021, le fleuve de Tavignanu a été le premier de France à bénéficier d’une déclaration de droits de la nature. Une victoire obtenue par le collectif «La Coalition», qui réunit l’association Terres de Liens Corsica-Terra, le collectif Tavignanu Vivu di u Cumunu et la Fondation AFC Umani. Cette action bénéficie du soutien et de l’accompagnement de l’association Notre Affaire à Tous, engagée dans la justice climatique pour la préservation de la nature.
Marine Calmet, juriste en droit de l’environnement et présidente de l’ONG Wild Legal nous explique pourquoi il est fondamental pour notre société de poser un nouveau regard sur les écosystèmes qui régissent la nature et pourquoi ce nouveau rapport passe par une restauration profonde de notre système juridique. Entretien.
C’est un enjeu énorme, dans le sens où le droit est la traduction de notre vision du monde, un récit qui pose les bases légales de notre société. Mais lorsque celles-ci sont en contradiction flagrante avec nos connaissances scientifiques et la voie que l’on devrait emprunter pour faire face à la crise écologique, il se transforme en mauvais récit. Réécrire les fondements sains et biomimétiques de notre système juridique devient donc crucial, afin d’aboutir à des droits en accord avec une société qui vit en harmonie avec le vivant et qui tient compte des limites planétaires.
Cette critique évoque surtout un problème de représentation du monde. D’un point de vue purement politique et scientifique, on sait qu’il n’existe aucune concurrence à ce niveau. Le Secrétaire général des Nations Unies António Guterres a lui-même rappelé qu’on ne pourrait pas avoir de garantie des droits humains sans protection de l’environnement. Cette opposition fictive et tenace entre droits humains et protection de la nature découle d’une conception néolibérale du monde qui voudrait faire croire qu’il n’y a que par le progrès technologique que l’on peut assurer la protection du droit humain. Or, ce modèle conduit au contraire à plus d’inégalités. Ce dogme qui sépare les humains de la nature est d’autant plus problématique que l’humain fait partie intégrante du vivant. La protection de la nature est donc directement corrélée à celle des droits humains.
Les dossiers de défense des droits de la nature passent aujourd’hui par des recours avec des associations, car un citoyen seul en France n’a actuellement pas la possibilité d’agir sur le plan juridique. Les leviers d’action en justice de recours collectif n’ont jamais été utilisés, car trop complexes et trop incertains. De surcroît, ils ne s’appliquent pas spécialement aux droits de la nature, car le citoyen doit être en mesure de démontrer un préjudice personnel, ce qui reste très complexe puisque l’on agit pour le collectif. Cet objectif anthropocentré du droit est d’ailleurs un obstacle concret à la protection du vivant. On peut en revanche se mobiliser en lançant un recours porté par un collectif ou une association. L’idée consiste à rédiger et présenter des plaidoyers revendiquant la reconnaissance des droits à la nature pour faire face à ces grands projets. On va brandir ces droits de la nature comme un nouveau paradigme social et écologique, pour justement obtenir l’abandon de ces projets, tout en demandant la reconnaissance de droits propres et intrinsèques aux écosystèmes pour pouvoir replacer l’humain dans une cohérence vis-à-vis de son lieu de vie. C’est notamment ce que nous faisons à travers notre programme éducatif Wild Legal.
On commence par une analyse juridique des enjeux d’un territoire spécifique: est-ce qu’ils sont confrontés à la pollution? À une ou plusieurs conséquences du changement climatique? À une artificialisation des sols? Nous proposons ensuite des formations à des acteurs du territoire: élus, gestionnaires d’écosystèmes… Nous leur proposons des feuilles de route et des scénarios basés sur le droit actuel pour y instaurer des principes de philosophie des droits à la nature, dans le but de mettre en place des nouveaux outils juridiques. Nous nous laissons une période d’un ou deux ans avant d’en tirer un retour d’expérience. Nous espérons publier un petit ouvrage qui synthétiserait les bonnes pratiques. L’idée est de montrer qu’il existe des clés pour agir dans les territoires et employer des solutions pour défendre les droits des écosystèmes, ce qui permettrait à terme de réformer en profondeur notre droit actuel. Chaque citoyen peut participer à l’aventure: plus on a d’acteurs différents, plus on peut expérimenter des solutions innovantes et adaptées à tous les territoires!
Elles sont multiples et dépendent surtout du parcours de chacune et chacun. Pour les élus, en première ligne pour constater les ravages provoqués par le changement climatique, cela va venir par exemple d’une prise de conscience que le droit actuel n’est pas adapté au territoire qu’ils souhaitent défendre. Même chose du côté des associations qui cherchent des nouvelles solutions pour agir, mais qui sont confrontées à l’insuffisance des outils juridiques. Plus globalement, cela découle d’une volonté de s’engager encore plus, de faire mieux, d’innover, de penser différemment, d’essayer des nouvelles choses… Il s’agit aussi d’une nouvelle culture d’action, d’une philosophie qui incite à agir. Une volonté que nous essayons de transmettre au mieux lors de nos procès simulés, que nous organisons avec Wild Legal.
Cela demande un gros travail, donc nous en organisons un seul par an, toujours en partenariat avec une ou plusieurs associations. Cette année, nous avons Sea Shepherd, pour évoquer la question de l’impact de l’éolien offshore sur les espèces marines du littoral breton. Notre travail repose sur la conception d’un dossier juridique avec les associations: on récolte les pièces dont nos étudiants vont avoir besoin pour traiter cette affaire, comme le ferait n’importe quel cabinet d’avocats. On leur fournit aussi toutes les pièces nécessaires à la rédaction d’un mémoire, qui leur permettra concrètement de représenter les associations pendant le procès, mais aussi toutes les pièces nécessaires aux avocats de la défense qui vont représenter la partie attaquée, en l’occurrence l’État. Les personnes qui souhaitent participer ont jusqu’au 31 décembre pour s’inscrire sur notre site et participer à ce procès simulé, qui se présente en fait sous forme de concours. Une équipe de quatre personnes travaillera ensemble pour écrire les meilleurs mémoires et plaidoiries, afin de démontrer la violation des droits de la nature dans cette affaire. Ils seront formés en parallèle à toutes ces questions, de fin décembre à mi-juin, avant la restitution des travaux, qui sera présentée lors d’une audience reprenant le plus fidèlement possible tous les codes d’un vrai procès. L’événement aura lieu en juin, dans le tiers-lieu parisien Ground Control. Il durera quatre heures et il est ouvert à toutes et à tous.